Dans cette interview, Dr Aly Tounkara, expert sur les questions de paix, de défense et de sécurité au Centre des Etudes Sécuritaires et Stratégiques au Sahel (CE3S) livre son analyse sur le retour de l’Armée malienne à Kidal, les défis qui attendent l’Etat, l’avenir de l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger. Il se prononce aussi sur le dialogue direct inter-Maliens prôné par le chef de l’Etat et la place de l’Algérie dans le dossier malien.
La Nouvelle Voie du Mali : Après le retour de l’Armée à Kidal, quels défis attendent l’Etat ?
Dr Aly Tounkara : Le retour de l’Armée malienne à Kidal a été perçu comme une victoire sans précédent à la fois des Forces armées et de l’élite militaire au pouvoir. Ce qui est attendu de l’Etat au terme de ce retour effectif et réel à travers l’Armée et certains services sociaux de base, c’est comment maintenir la cohésion sociale entre les différentes entités qui composent la région de Kidal. Cette cohésion sociale ne peut être maintenue qu’à travers des efforts concourant à non seulement, faire admettre l’utilité sociale de l’Etat à travers la délivrance des services liés à l’éducation, à la santé, à l’accès à l’hydraulique. Mais dans le même temps, c’est de veiller à ce que tous ces hommes et femmes, qu’ils soient porteurs d’uniformes ou pas qui incarnent l’Etat, obéissent à l’orthodoxie et à l’éthique. C’est à ce prix que les populations peuvent se rendre compte effectivement que l’Etat est utile, qu’il ne peut être remplacé par un autre acteur puissant soit-il. Dans ce sens, les questions liées à l’orthodoxie et à l’éthique dans la délivrance des services étatiques doivent primer. Une fois que cela est acté, tout laisse croire que dans un avenir relativement long, même les populations qui avaient succombé au charme des mouvements armés signataires de l’Accord pour la paix et la réconciliation, des groupes terroristes notamment les hommes d’Iyad Ag Ghaly, finiront par regagner le corps social, donc accepteront de jouer avec l’Etat.
La Nouvelle Voie du Mali : Selon vous, quelles doivent être les priorités de l’Etat à Kidal ?
Dr Aly Tounkara : Les priorités de l’Etat avec ce retour effectif sont plurielles et même complexes. Parmi celles-ci d’emblée, l’Etat doit en toute urgence s’attaquer à l’idéologie séparatiste à travers des campagnes d’information, de sensibilisation sur le profil des acteurs sécessionnistes. Il est important de rappeler que les différentes rebellions ont su faire passer le message d’un Etat prédateur, qui discriminerait certaines catégories de ses propres citoyens, l’image d’un Etat qui serait à la merci d’une partie au détriment d’une autre des populations. Et d’ailleurs, des mythes ont été entretenus par les ténors des différentes rebellions. Lesquels mythes font l’éloge des rebellions et des figures rebelles. Ces mythes décrivent l’Etat comme prédateur, font revivre les mémoires des premières victimes des rebellions. Ce travail historique et même anthropologique de déconstruction des mythes, d’un imaginaire collectif falsifié et endoctriné doit se faire de concert avec les experts en sciences sociales et humaines. A ce niveau, le rôle de l’Armée n’est pas aussi important qu’on le penserait. Ce sont d’autres services qui doivent travailler en amont sur cette déconstruction du mythe répandu par les séparatistes notamment le service de l’éducation, ceux des autres services sociaux de base tout en recourant à l’expertise des historiens, des anthropologues, des psychologues qui vont permettre d’inventer un nouvel idéal type de l’homme malien, lequel aura comme alpha et oméga, l’Etat central.
La Nouvelle Voie du Mali : Quel est l’avenir de l’Accord pour la paix d’Alger surtout lorsque le président de la Transition parle de dialogue direct inter-Maliens ?
Dr Aly Tounkara : Le président Assimi Goïta est revenu sur le fait que les différentes assises ou retrouvailles qui sont même antérieures à la transition en cours avaient par moment et par endroit émis le souhait que le Mali ouvre un dialogue direct inter-Maliens qui ne souffrirait pas d’interférence ou d’immixtion des acteurs outre que Maliens. Un tel message a bien été reçu par le président Goïta. D’où, dans son adresse à la Nation, son insistance sur l’impérieuse nécessité dans un délai relativement court, d’ouvrir un dialogue direct inter-Maliens qui aura lieu sur le sol malien entre les Maliens. L’autre élément important dans cette offre de dialogue est que tous les entrepreneurs de la violence, qu’ils soient indépendantistes, terroristes, engagés dans des conflits locaux, seront tous admis. L’accord signé depuis 2015 avait consciemment ou inconsciemment mis sur la touche les vrais acteurs de la terreur qui sont les groupes radicaux violents. Il serait important pour ce dialogue que tous les entrepreneurs de la violence soient donc invités. Dans le même temps, au-delà de l’euphorie, il est important de veiller à ce qu’on ne tombe pas dans des pièges qui ont émaillé les accords antérieurs. Lesquels pièges ont consisté à discuter avec des acteurs qui n’avaient pas forcement la légitimité des terroirs. Ces pièges ont consisté également à mettre sur la touche, des acteurs qui sont au cœur même de la violence notamment les groupes terroristes. Il est impérieux que la commission qui va être mise en place par le président Goïta tienne compte des insuffisances des accords antérieurs. Un autre défi qui attendrait avec acuité ce nouvel accord ou ce dialogue inter-Maliens, ce sont les hommes et les femmes qui vont y prendre part en termes de composition. De façon claire, il serait extrêmement important voire impérieux que la commission ne soit pas composée sur des bases clientélistes. Il serait aussi bon de faire appel à des hommes et des femmes qui ont une connaissance fine de l’anthropologie des localités en proie aux attaques terroristes, du terrorisme, qui ont une connaissance avérée des conflits locaux, qui connaissent toutes les configurations anthropologiques de ces localités. Une fois cela acté, naturellement, les différentes conclusions ou résultats qui seront obtenus de ce dialogue inter-Maliens pourraient permettre à l’Etat du Mali dans un avenir relativement court, d’avoir une paix durable qui aurait un ancrage un peu partout.
La Nouvelle Voie du Mali : Quelles sont les chances de réussite d’un tel dialogue ?
Dr Aly Tounkara : Les chances de réussite d’un tel dialogue résident dans le choix des hommes et des femmes qui vont le mener. Il s’agit de mettre le curseur sur des expertises et des compétences, d’inclure les acteurs locaux pertinents et efficaces. Acteurs locaux pertinents et efficaces ne veut pas forcément dire chefs de villages, de cantons, prêtres ou imams. Il s’agit de voir quels sont les hommes et femmes dans ces terroirs qui ont un écho favorable auprès des communautés en termes de dialogue, de proposition ou de réflexions susceptibles d’aboutir à un accord inclusif, qui soit l’apanage de la conscience collective. Mais lorsque le choix des hommes et femmes qui vont constituer la commission ou le comité n’obéit pas à cette exigence d’expertise, de légitimité, d’efficacité et de pertinence, il serait difficile de différencier ce nouvel accord s’il venait à être obtenu, des accords antérieurs. On a choisi des gens parce qu’ils seraient proches du système en place, du pouvoir ou seraient les plus nantis d’un terroir donné. Ce sont des pièges que ce nouveau dialogue doit à tout bout de champ éviter.
La Nouvelle Voie du Mali : Après la tension diplomatique, est-ce que l’Algérie aura toujours son mot à dire dans le dossier malien ?
Dr Aly Tounkara : L’Algérie a toujours joué un rôle ou a toujours eu à se positionner sur le plan géopolitique ou géostratégique dans le dossier malien. Le président Goïta est conscient de l’importance de l’Algérie sur le plan géographique avec le Mali. De même, il est conscient du fait que les entrepreneurs de la violence qu’ils soient terroristes, séparatistes ont quand même des accointances avec une certaine élite algérienne et même une certaine population algérienne pour des raisons anthropologiques de part et d’autre. Les deux acteurs sont des frères et des sœurs. De ce fait, l’Algérie reste un acteur majeur dans le dossier malien. Cependant, au-delà de cette proximité géographique, de cette collision anthropologique, il est quand même impérieux de faire l’état des lieux des différents accords dont l’Algérie a toujours été choisie comme chef de file. Le président Assimi Goïta étant conscient de cela, le dialogue direct inter-Maliens va mettre sur la touche tout acteur extérieur y compris l’Algérie. Ce n’est pas du tout un affront vis-à-vis de l’Algérie ou une volonté de minimiser le rôle qu’elle a joué antérieurement dans les différents accords, mais c’est une nécessité absolue aujourd’hui que ce dialogue inter-Maliens soit exempt de toute immixtion et interférence.
Propos recueillis par Fily Sissoko