Laïcité au Mali : L’analyse du sociologue Dr Aly Tounkara

Dans les lignes qui suivent, Dr Aly Tounkara, maitre de conférences à l’Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako et expert au Centre des Etudes Sécuritaires et Stratégiques au Sahel (CE3S) livre son analyse sur la question de la laïcité au Mali. Dans le texte  intitulé « difficile choix entre gouvernance laïque et gouvernance islamique au Mali : l’État pris dans l’étau de ses contradictions », l’auteur explique également la perception faite  de la laïcité dans le contexte malien.

Du projet de la nouvelle Constitution à une compétition terminologique entre laïcs et religieux 

Dans l’avant-projet de la nouvelle Constitution qui sera bientôt soumise à referendum, la laïcité est évoquée à quatre reprises : dans le préambule : « Réaffirme son attachement à la forme républicaine et à la laïcité de l’État » ; dans l’article 32 : « La laïcité a pour objectif de promouvoir et conforter le vivre-ensemble dans la société, fondé sur la tolérance, le dialogue et la compréhension mutuelle. Pour l’application de ce principe, l’État garantit le respect de toutes les croyances ainsi que la liberté de conscience, de religion et le libre exercice des cultes » ; dans l’article 39 : « Les partis politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent librement leurs activités dans les conditions déterminées par la loi.

Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale, de la démocratie, de l’intégrité du territoire national, de l’unité nationale et de la laïcité de l’État » ; dans l’article 191 : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. La laïcité, la forme républicaine de l’État, le nombre de mandats du Président de la République et le multipartisme ne peuvent faire l’objet de révision ».

Dès lors, il est important de chercher à comprendre le terme compte tenu du débat qu’il suscite aujourd’hui dans le pays depuis plusieurs années déjà.

En fait, la laïcité au Mali renvoie à la conception française de la séparation de l’État et de l’Eglise par la loi de 1905. Cette conception, devenue celle suivie par une majorité de pays francophones, est particulière, comparativement à la sécularisation, qui, elle, est la conception anglophone. La différence entre les deux est que la laïcité instaure une séparation nette de l’État et de l’Eglise avec comme objectif principal, la neutralité du premier par rapport à toute forme de croyance religieuse. C’est déjà là où le ver est dans le fruit car l’Eglise aurait, dès le départ, dû être remplacée par la religion. Alors que la seconde s’inscrit dans un processus culturel se démarquant de toute croyance comme élément contextuel de l’État. 

La forme de la laïcité au Mali s’adosse théoriquement sur celle de la France avec quatre principes : le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de religion ; la garantie du libre exercice des cultes ; la neutralité de l’État ; l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.

Laïcité, un concept à géométrie variable

Il convient de rappeler que la laïcité est loin d’être perçue de la même manière par les acteurs en présence. Ainsi, certains intellectuels et leaders religieux maliens estiment que la laïcité au Mali n’est pas neutre et serait même en déphasage avec les pratiques françaises de la laïcité qui tolèrent d‘ailleurs un certain enseignement confessionnel dans des établissements scolaires publics, notamment dans le département de l’Alsace Lorraine, sans oublier de mentionner qu’en Allemagne, presque dans  toutes les provinces, l’enseignement confessionnel dans des établissements à caractère public est accepté. 

Ces acteurs vont jusqu’à soutenir que la France est l’un des rares pays en Europe qui fait mention de la laïcité dans sa Constitution, tandis que l’écrasante majorité des pays européens ne l’évoquent même pas. Pour dire qu’une Constitution peut bel et bien se passer de l’usage de la laïcité. Les défenseurs de l’abandon de la laïcité dans le projet de la nouvelle Constitution rappellent que la guerre livrée par la France contre l’Église catholique atteignit son dénouement sanglant. En effet, pendant la Pâque de 1794, le même mouvement révolutionnaire qui jadis proclama la liberté de conscience, procéda à la fermeture pure et simple de la grande majorité des quarante-mille églises françaises.  Cela, qui débuta par la saisie des biens de l’Église et la destruction des croix et des calices, aboutit aux conversions forcées et au massacre de prêtres et de nonnes, qu’on passa à la guillotine. C’est durant cette période, surnommée celle du Règne de la Terreur, que le terme anglais terrorism, dérivé du français terrorisme, vit le jour.

« La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère et inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ». 

Il est aisé ici de comprendre que la laïcité est perçue comme l’absence du fait religieux et par ricochet, l’effacement de l’homme de la foi dans la sphère publique. Un leader religieux déclara lors d’un colloque consacré à la laïcité que c’est l’État qui est laïc et qu’eux (surtout fidèles musulmans) ne le sont pas.

Cette perception de la laïcité soutient la thèse selon laquelle, la laïcité s’impose au peuple de manière tout aussi contraignante que la gouvernance religieuse au regard de ses prescriptions morales qui sont basées autant que la laïcité sur des croyances métaphysiques.

Il est, de plus en plus soutenu, lors de certains débats via les médias sociaux, que plus une personne devient laïque, plus elle devient neutre et s’affranchit de toute influence morale profonde. Elle se déconnecterait alors de tout ce qui reste porteur de sens.  Cependant, le contraire est partagé dans certains lieux de culte et même dans certains audios qui circulent sur les réseaux sociaux, où il est clairement partagé que le cœur n’est jamais vide. La vacuité que la laïcité génère chez l’individu se retrouve rapidement comblée par des artifices inspirés des valeurs outre que celles proposées par l’Islam, en l’occurrence. 

Ces derniers sont les produits de conglomérats d’entreprises dont les acteurs seraient motivés par la diffusion, la propagande et la normalisation de l’al-fâhishah (l’obscénité et la turpitude) et de là, un combat contre l’Islam. Cela devient alors la nouvelle religion de Maliens, avec un contenu antireligieux. Voici la finalité, selon ces intellectuels et Imams, que la laïcité chercherait à réaliser : faire des Maliens, des esclaves obéissants aux ordres des sociétés et des acteurs areligieux.

Nombre de Maliens ne s’imaginent en fait pas de vie, privée comme publique, séparée de la foi. Mais ils évoquent rarement le remplacement de la laïcité par la charia : méconnaissance ou prudence ? Tout cela semble se jouer sur un fond « d’hypocrisie » d’autant que les dénonciations de la laïcité au nom de l’appartenance de la majorité des Maliens à l’Islam.

Séparation de l’État de la religion : mythe ou réalité ?

Le concept de séparation de la religion et de l’État est-il cohérent au Mali ?

Ce qui est supposé différencier les pays démocratiques des autres réside dans le respect de l’État de droit et l’attitude équidistante de l’élite au pouvoir vis-vis des croyances et des philosophies. Cependant, l’élite politique malienne, par exemple, n’hésite pas à s’inféoder à l’influence de l’homme religieux quand il s’agit de gagner des élections au travers de participations à des évènements religieux (les festivités de la naissance de prophète de l’Islam, la visite des lieux de culte, etc.) ou d’apaiser la grogne sociale, voire de s’accrocher au pouvoir en toute violation flagrante parfois de tous principes définis et partagés à cet effet.

Les politiques invoquent volontiers la laïcité et l’État de droit lorsque cela sert leurs intérêts politiques et partisans. Au même moment, ils ne s’empêchent pas pour autant, dans le cas contraire, de violer les fondamentaux de la laïcité et de l’Etat de droit.

Le postulat qui se dégage ici consiste à dire qu’une chose légale n’est pas nécessairement morale, tout comme ce qu’on désigne comme illégal n’est pas nécessairement immoral au regard du caractère hybride des acteurs en présence au Mali.

Les questions qui demeurent entières alors concernent la clarification des rôles et des statuts des acteurs au Mali.

L’acteur politique malien, en dépit de l’équidistance qu’il est censé observer, peut-il agir sur le référentiel religieux pour satisfaire un quelconque besoin ?

L’acteur religieux malien peut-il agir sous le couvert de la religion en délivrant des services hautement politiques ?

Quelle différence peut-on établir objectivement entre identité musulmane et cultures arabes ?

Quelle résonance entre le débat en cours sur la laïcité et la demande expresse des groupes radicaux violents au Nord et au Centre du Mali quant à l’application de la charia ?

Au nom de la laïcité, doit-on faire taire des contradictions inhérentes à la naissance d’une Constitution acceptée et partagée de tous ?

Où se trouve alors la différence, sur le plan strictement fonctionnel, et jusque dans une certaine mesure, entre une Constitution inspirée par une morale laïque et une autre par une religion embrassée par la majorité du peuple, au nom de qui, la Constitution est rédigée ?

Les éléments de réponse à ces questions prégnantes pourraient mettre au citoyen malien, nous l’espérons, de se situer dans le débat en cours.

Dr Aly Tounkara, Maitre de conférences à l’Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako, chargé de cours de sociologie des religions en Master- Société, Changement Social et Actions Collectives- SoC SAC et expert au Centre des Études Sécuritaires et Stratégiques au Sahel- CE3S