Intervention militaire au Niger : Dr Aly Tounkara craint une guerre par procuration entre les puissances  

Dans cet entretien qu’il nous a accordé, Dr Aly Tounkara, expert défense et sécurité au Centre des Etudes Sécuritaires et Stratégiques au Sahel (CE3S) livre son analyse sur les conséquences de la crise politique au Niger sur la situation sécuritaire au Sahel, l’avenir de la présence militaire française, les raisons du rejet de la Cedeao par les populations des pays membres ainsi que les conséquences qui pourraient découler  d’une intervention militaire pour rétablir le président Mohamed Bazoum.

Pour le chercheur, le rythme avec lequel la France s’est invitée dans le dossier nigérien laisse entendre que quelle que soit l’issue de ce changement en cours au Niger, la présence  militaire française au Sahel va être sérieusement réduite et hypothéquée. Selon Dr Aly Tounkara, les prises de position faites par la France au lendemain du coup d’Etat sont des éléments probants qu’une fois acté et que les nouvelles autorités militaires venaient à avoir le contrôle effectif sur l’ensemble des fondamentaux du pays, cette présence militaire connaitrait un affaiblissement sans précèdent. L’expert du  CE3S  pense qu’il n’y a d’étonnant que dans les mois et années à venir, la France assiste aux funérailles de sa présence militaire au Sahel.

Parlant de la Cedeao, Dr Tounkara dira qu’elle est autant  décriée par les communautés membres de l’espace car elle ne parvient pas à satisfaire ce qu’elles attendent d’elle que ce soit en termes de mobilité des personnes, des biens en passant par des réponses aux souffrances quotidiennes de certaines populations en l’occurrence celles qui traversent des crises sécuritaires aigues. D’après lui, cette organisation prévoit dans ses textes fondateurs, des opérations de grande envergure en faveur des Etats qui seraient traversés par des catastrophes, des crises multidimensionnelles tels que les cas du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Mais, il déplore que jusqu’ici, la Cedeao n’a rien fait pour soulager un peu les souffrances  des populations de ces pays liées au terrorisme, aux conflits locaux, à la délivrance d’un certain nombre de services sociaux de base. Tous ces éléments réunis expliqueraient pourquoi aujourd’hui, les populations de l’espace ont du mal à reconnaitre le bienfondé de cette organisation, analyse Aly Tounkara.

Se prononçant sur une éventuelle intervention militaire pour rétablir le président Mohamed Bazoum, le chercheur prévient qu’il y a le risque que le Niger se retrouve en moyenne avec trois gouvernements différents. Un  gouvernement qui va s’adosser sur le président Bazoum, un deuxième qui va être incarné par les militaires à la tête du pays en ce moment et un troisième qui pourrait venir des ex-rebelles. « Clairement, vouloir intervenir pour rétablir le président Bazoum, c’est d’amener le Niger non seulement à vivre un carnage et dans le même temps, une situation d’ingouvernabilité pour les décennies à venir », met en garde Dr Aly Tounkara. Parlant des conséquences sur les pays de la région, il prévient aussi qu’on pourrait assister à une mutation des groupes radicaux violents dans des zones qui ne sont jusqu’ici, pas sérieusement touchées par leur incursion. Selon lui, le terrorisme va se métastaser avec une vitesse étonnante dans les pays du Sahel. De même que la criminalité transfrontalière et la criminalité organisée. Egalement, le chercheur dira que le Niger étant une plaque tournante du flux migratoire, cette intervention pourrait accentuer la volonté d’un nombre important de jeunes de l’espace à passer par ce pays pour regagner les zones méditerranéennes.

Guerre par procuration

Sur le plan sécuritaire, Dr Tounkara pense que l’espoir que beaucoup nourrissent de voir les Armées malienne, burkinabè et nigérienne agir de concert dans le Liptako Gourma pour circonscrire l’avancée des  groupes terroristes, va être brisé avec cette intervention militaire. Parce que selon lui, le Mali et le Burkina vont porter main forte à l’Armée nigérienne, mais dans le même temps, ces deux pays pourraient également être la cible de cette mission militaire de la Cedeao. Et tout cela n’est pas sans conséquences sur l’offre et la demande de securité. D’après le chercheur, beaucoup d’experts et d’observateurs s’interrogent si toutefois, les chefs d’Etat de la Cedeao, au-delà de la nécessité de faire  respecter les fondamentaux de la démocratie, sont conscients des conséquences que pourraient avoir une intervention militaire. D’ailleurs, Aly Tounkara estime que cette intervention ne pourrait pas permettre avec certitude au président Bazoum d’être réinvesti dans ses fonctions de président de la République. Aussi, elle ne pourrait aucunement permettre au Niger de revivre la démocratie dans un avenir proche.

En cas d’intervention militaire, l’expert défense et sécurité du CE3S prévient qu’on ne va pas assister à des affrontements physiques de la part de la France ou de la Russie, mais plutôt  à une guerre par procuration qui va consister à doter de part et d’autre, les parties en équipements, leur permettant d’avoir de l’autonomie financière conséquente et d’avoir le contrôle du territoire. « La probabilité est très forte que les Armées nigérienne, burkinabè et malienne se retrouvent sous un même commandement face aux éléments de la Cedeao. Ce qui va incontestablement aboutir à un carnage », met en garde Dr Tounkara. Pour lui, les puissances militaires françaises, russes voire américaines vont difficilement s’inviter physiquement dans la danse. Mais elles vont plutôt s’appuyer sur des éléments qu’elles penseraient être leur espoir pour le maintien de  la mainmise à la fois sur le sous-sol nigérien mais surtout pour leur positionnement géostratégique. « Le Niger, au-delà de la  misère qu’il affiche, de l’étendue de son territoire, de sa démographie, demeure un pays extrêmement important au regard de la ruée des puissances occidentales », a  fait remarquer Aly Tounkara. D’après lui, les différentes installations américaines, françaises, chinoises sont des éléments qui laissent entendre que le dossier nigérien dépasse clairement les frontières sahéliennes. D’où cette crainte d’assister à une guerre sans précèdent par procuration. Laquelle va être meurtrière pour les Sahéliens et les Armées sahéliennes et au-delà,  amener le Sahel à vivre dans une frénésie sécuritaire pour les décennies à venir.

Fily Sissoko